Amitié haïtienne 

Article : Amitié haïtienne 
Crédit: Wood-Kendy Louis
1 avril 2023

Amitié haïtienne 

Ma tête est pleine de pensées sombres. Je marche dans les rues de Pétion-Ville comme un vieillard qui arrive à la fin de ses jours et qui cherche la porte de sortie de la vie. Chaque instant vaut une année. Mon regard est perdu dans le lointain.

Je me parle à voix basse (et si on tire à hauteur d’homme, où vais-je me réfugier ? Et si on me kidnappe ? Et si on vient me tuer ce soir dans mon appartement ? J’ai peur des balles dites perdues). Un tas d’idées trottinent dans ma tête. Je marche, les yeux grands ouverts, attentif au moindre chuchotement. Je sue à grosses gouttes. Le soleil est écrasant. Ma vie est très difficile et je connais des moments de désespoir à Port-au-Prince. Je trébuche. Mon sac est lourd. À l’intérieur de ce sac gris, un agenda, un speaker JBL, un stylo précis v5 extra fin, mon ordinateur Lenovo, un porte-clefs, un billet de 1000 gourdes, la photo imprimée d’une femme que j’aime, quelques cartes de visites, La sieste assassinée de Philippe Delerm, Le livre des illusions de Paul Auster et Récit d’un naufragé de tonton Marquez.  

    II est midi et plus d’une vingtaine de minutes. Je vais à la Librairie Solidaires Haïti, située dans les hauteurs de la rue Grégoire à Pétion-Ville. Les rues, presque désertes. Les élèves du Lycée de la commune qui errent autour de la place Saint-Pierre me donnent la sensation que je ne suis pas perdu au milieu d’une jungle. Ces éclats de rires, ces murmures et le bruit de leurs pas sur les feuilles mortes de la place m’ont donné la force de continuer mon périple.

    A chaque respiration, je ressens une gêne. A chaque mouvement, ma respiration devient un effort pénible, douloureux. Comme si je grimpais sur une montagne russe. Est-ce l’effet de la peur ? Un monsieur visage rond, dents écartées, un nez énorme au milieu de la figure tape bow bow sur une assiette en aluminum. Devant la porte de l’église Saint Pierre. Il a l’air d’un loup affamé. Chaque fois qu’il frappe l’assiette, j’ai envie de courir. Aller, les yeux fermés, vers d’autres horizons. J’ai une peur presque bleue de la cacophonie de la ville.      

  Ces derniers mois, nous sommes tous attentifs aux bruits de la ville. On entend le crissement des freins, on pense que c’est une balle. Un enfant sans abris met ses pieds sur un sachet gonflé en pleine rue, pow ! On pense que c’est une balle. Tout le monde court. Tous les bruits se font balles. Sauf le matin, dans la fraîcheur de l’aube, la vie est plus calme, plus belle à vivre. 

Je suis le personnage de mon roman et parfois je le quitte

   Je franchis la barrière de la librairie avec empressement. Je transpire. L’odeur de mon parfum mêlé à l’odeur de ma sueur est agréable. Je prends un plaisir fou à humer mon odeur. L’agent de sécurité, sur un ton, mi-joyeux, mi-sévère me demande ma carte d’identité. Il a l’air d’un ancien macoute. Je viens ici depuis 2016, on me demande toujours une carte d’identité (je trouve ça absurde de demander à quelqu’un sa carte d’identité pour franchir l’enceinte d’une librairie). « Monsieur, les gens qui lisent ne volent pas ! » Il éclate de rire.    

Tous les jeudi, je prends un café à la librairie. Quand je suis arrivé, je salue Mirlande et Béa. On discute un peu de l’actualité politique et je leur raconte mes dernières lectures. (Mémoires de mes putains tristes de Tonton Márquez, Le Soleil de Scorta de Laurent Gaudé, Le lit de L’étranger de Mahmoud Darwish). Elles me prennent très au sérieux quand je parle de livres. Pour elles, je passe tout mon temps le nez dans un bouquin. Comme si je ne faisais pas l’amour, comme si je ne cuisinais pas pour mes amis ni ne buvais de la bière fraiche, ni ne discutais littérature avec la serveuse Nephtalie dans ce bar de Delmas 75. (Quand Mirlande pense à moi, elle pense que je lis Marquez ou Flaubert).

Librairie – StockSnap via Pixabay

La porte de cette librairie m’est toujours ouverte. Ici, j’ai croisé beaucoup de visages. Les deux libraires sont tellement gentilles et passionnées que tous les clients sont devenus leurs amis, leur famille. Elles possèdent toutes les deux les vertus d’une amitié haïtienne : bonté, sensibilité, fraternité. Les livres, sont un vrai moyen pour se rapprocher de l’autre. Quand je suis dans cette librairie, je prends tout mon temps pour me lier d’amitié avec les jeunes.

En ce moment, le pays est divisé. Nous devons construire des amitiés à l’haïtienne. L’haïtien est un peuple qui croit à la fraternité, au vivre ensemble et au konbitisme. L’amitié haïtienne est une amitié forte, soudée. Solide comme nos mapous. Quand il y a de l’amitié haïtienne, il y a du café, de l’eau, de la nourriture, de l’amour, de la joie et la gaieté.

     

Livre – Image de Michaela Kranich17, via Pixabay

Je tape ces mots dans le jardin de la librairie. Mon café est refroidi. Le vent tourne la page de mon livre. Je pense à toutes les personnes qui savent ce qu’est une amitié haïtienne. Le livres à Port-au-Prince, sont un vrai moyen pour se rapprocher. Il en faut partout. 

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