Ma ville n’a pas assez de livres

Article : Ma ville n’a pas assez de livres
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8 janvier 2024

Ma ville n’a pas assez de livres

Dans cette chronique, Marc Sony Ricot nous parle de son rapport intime avec les livres, mais aussi de la rareté de cet objet dans sa ville à Haïti.

J’écris cette chronique en plein milieu de la nuit. Delmas 60. La ville est silencieuse, une tombe dans un cimetière. N’est-ce pas la saison des Morts ? J’écoute Riva Précil sur mon haut-parleur JBL. Il y a quelque chose de mystérieux dans la voix de Riva qui me transporte sur des rives inconnues. Je lis un court livre d’Henry Miller. Je l’ai acheté en septembre dernier à Librairie La Pléiade, à Pétion-Ville. Après les réunions de rédaction du journal Le Nouvelliste, je me rends avec bonheur à la libraire. Parfois les poches pleines après la paie, parfois les poches crevées.

Les librairies sont de rares magasins au monde où on peut aller les poches vides et profiter de la marchandise. On ne peut entrer dans un restaurant, dans une boutique ni chez le boulanger d’à côté sans une gourde et se mettre à manger. Quand je vais à la Pléiade, je regarde la couverture des nouveautés, je hume leurs odeurs, je lis les titres, des extraits et les incipit. Les poches vides, je sors avec beaucoup d’informations. J’ai souvent cette impression qu’on va me faire payer pour chaque phrase et poème lus.

« On n’a pas assez pour les livres. »

Je suis fasciné par les livres parce qu’ils se sont faits rares durant mon adolescence. Même quand j’ai commencé par fréquenter plusieurs bibliothèques de Port-au-Prince, j’ai trouvé que ce n’était pas assez. J’ai mis du temps à posséder mon propre livre. Je n’avais pas d’argent pour m’en acheter, même chez les bouquinistes de l’Avenue Christophe. Ma mère était marchande de vivres alimentaires au marché Salomon. Les bénéfices n’étaient pas pour les livres. Il y avait les frais de scolarité, le loyer, ses médicaments, tout le tralala du quotidien. Chaque fois je lui demandais quelques billets pour en acheter, elle répondait : « On n’a pas assez pour les livres ». J’étais en colère. Enfant, je ne comprenais pas encore notre réalité.


Les poèmes et les phrases des livres que je ne pouvais prêter à la bibliothèque, je les copiais dans un cahier. Je l’ai encore, ce cahier, pour me rappeler ces précieux moments. Ce cahier est ma petite madeleine, il me fait voyager dans le temps, il réveille les souvenirs cachés en moi. Il garde vivant en moi des lieux qui m’ont aidé à mettre un peu de lumière dans ma tête. Des milliers de jeunes naissent et grandissent dans la soif du livre et de la lumière. Après mon premier job comme journaliste culturel, j’ai co-fondé à Cité Soleil le club Littéraire Kettly Mars dans l’objectif de faire circuler des livres dans mon quartier. On a commencé chez moi à Sarthe 45 avec mon ami Jean Cajou, Jean Ronald Montas et quelques autres. Parfois, on avait une visite surprise. On ne peut plus circuler dans cette zone aujourd’hui à cause des bandits armés.

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« Qui que vous soyez (…) mettez des livres partout ! »

J’ai passé deux années à la bibliothèque municipale de Tabarre comme animateur en chef. C’est un lieu magique et qui a nourri mon imaginaire. J’animais chaque jeudi un club de lecture pour les étudiants de l’Université Unika et les écoliers de la zone. Certains participants n’avaient jamais rencontré un livre de leur vie. J’ai pris du plaisir à leur parler des œuvres d’Évelyne et de Lyonel Trouillot, de Yanick Lahens, Kettly Mars, Marie Célie Agnant, Inema Jeudi, James Noel, Emmelie Prophète, Bonel Auguste, etc. Je les invitais à lire les classiques Roumain, Alexis, Etzer Vilaire. Mais comment trouver les livres s’ils ne sont pas disponibles à la bibliothèque ? Ça coûte cher. La même rengaine que lorsque j’étais jeune. Pour leur mère, « il n’y a pas assez pour les livres ». Il n’y a toujours pas assez pour les livres chez nous. Que doit-on faire ? C’est Miller qui a dit dans le livre que je suis en train de lire ce soir que « les livres qu’un homme lit sont déterminés par ce qu’il est lui-même ».

Crédits : Iwaria

Qu’est-ce qu’on va mettre dans les mains de notre jeunesse s’il n’y a pas assez pour les livres? Il faut des livres partout dans la ville. Dans les écoles, dans les orphelinats, dans les bureaux de la fonction publique, partout. La défense du livre et l’incitation à la lecture passent par une politique axée sur la visibilité des livres. C’est parce que l’on voit des livres un peu partout et que l’on voit des personnes lire autour de soi, dans l’espace public, à la télévision, dans les films, que l’on est incité à s’intéresser aux livres, à se mettre – ou se remettre – à lire. Victor Hugo écrivait : « Qui que vous soyez qui voulez vous cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout! »


Mon ami Pierre Martial, grand militant de la lecture m’a dit que « ce ne sont pas celles et ceux qui lisent déjà que nous devons inciter et convaincre, pas celles et ceux qui fréquentent habituellement les librairies, les bibliothèques et autres lieux « officiels » et culturels, mais tous les autres ! » Il faut des livres pour tous les autres. Il nous faut une société ou la lumière est disponible pour tous. Des subventions pour les écrivains, les éditeurs et les libraires. Il faut des bibliothèques partout. Parce qu’un livre ça peut mettre de la lumière dans un cœur et sauver des gens de leur destin. Ça peut donner espoir. Il nous manque de l’espoir ces jours-ci. Donner des livres, c’est partager l’espoir. C’est mettre de la lumière sur les ombres de nos incertitudes.

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