Lettre de loin à l’amie

Article : Lettre de loin à l’amie
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20 octobre 2023

Lettre de loin à l’amie

Chère L.


 Je suis au salon de ma femme de toutes les rivières. Un quartier de haut Delmas. Il pleut. Nos voix fracassent le bruit de la pluie. Il n’y a pas d’électricité. La ville brille dans les yeux de ma femme de toutes les rivières.


Demain, j’imagine à quel sentiment que tu vas laisser ton pays. Non. Notre pays. Notre pays à nous. Qu’on aime. Qu’on porte en soi. On ne quitte pas un pays qu’on aime. C’est un pays qui est visible sur nos ombres. Dans nos cœurs. Au tréfonds de notre âme. Je sais que tu es triste. Qu’au fond de toi tu ne veux pas partir. Personne, ici, ne veut partir. Nous voulons rester. Rester avec cette mer agitée, nos oiseaux, nos sources. Nous voulons rester pour continuer l’histoire. Travailler sans relâche pour que ce pays retrouve toute sa splendeur d’antan. Sa douce clarté. Nous ne voulons pas partir. Nous voulons rester. Entre l’ancrage et la fuite, au aurait pu choisir l’ancrage. Mais c’est plus fort ! On doit partir. Peut-être pour sauver notre vie, notre destin. Nous cherchons à sauver notre peau. Et lorsque nous partons, nous aimons beaucoup plus cette terre, ce soleil brûlant, cette mangue mûre qui tombe dans nos magnifiques jardins. Nous aimons beaucoup plus nos petits matins pluvieux. Cette rivière d’eau douce.


Dans mon enfance, lorsque je faisais quelque chose de grave aux petits garçons de Praville, ma grand-mère, avec un air furieux disait toujours. “Nanm ou pa sou” (Tu n’as pas une âme en toi). Je ne savais pas ce que ça veut dire : “Tu n’as pas une âme en toi”. Jusqu’à ce que j’aie compris parfois qu’on part, qu’on laisse cette terre de liberté sans notre âme. Tous les Haïtiens sont passionnés de cette terre. Sauf les monstres. Les monstres qui ne protègent pas l’environnement. Qui détruisent nos espèces d’oiseaux. Les monstres qui ne regardent pas la mer avec tendresse. Les monstres qui tuent. Qui kidnappent. Qui violent. Les monstres qui passent leur temps à tuer nos destins et nos gestes d’amour. Je ne crois pas que tu quittes ce pays. 

Tu reviendras. Tu reviendras vers nous. Le vent de la mer nous apportera le bruit de tes pas. Le bruit de ton rire. Nous t’aimons L, le pays aussi. C’est une vraie mère, Haïti. Un autre chrétien vivant va nous manquer à Port-au-Prince. Mais à chaque fois que nous regarderons cette terre, que nous écoutons le bruit d’un oiseau sur la place Saint-Pierre de Pétion-Ville nous garderons espoir. Tu sais pourquoi ? Parce que tu aimes cette terre et ces oiseaux. Tu reviendras. Tu reviendras écouter la musique des oiseaux de la place Saint Pierre. Tu reviendras regarder la mer bleue et généreuse du Cap-Haitien. Tu reviendras manger les poissons boucané de Silencia. Notre marchande de friture de Comier. Tu te souviens ? Elle sera toujours là. Ici, la cuisine est un héritage familial. Nous cuisinons comme nos mères.


Je sais qu’Haïti n’est pas loin dans ton cœur. Dans le mien aussi. Haïti est tout prêt. Dans ton cœur, ce pays est une fleur. Tu l’arroses chaque matin avec ton rire. Tu es une grande dame cultivée qui a un sérieux sens de responsabilité. Tu donnes tout à l’autre ; l’attention, la générosité, la compassion. Et puis tu nous écoute. Quand nous avions cessé de parler au vent vagabond, nous parlons avec toi. Tu nous donnes des idées. Des livres. Je garde au fond de mon sac ce livre de Yasmina Khadra. Il sera le symbole de notre amitié. Tu nous as offerts des sourires. Des tasses de café brulant. Du thé. Des fleurs aussi. Tu es une femme élégante.


Je me triste. Mon cœur est trop petit pour cette tristesse. Pour cette absence. Ce vide. Nous allons manger, parler, discuter avec l’idée que ton ombre est là. Qu’elle nous éclaire. Qu’elle veuille sur nous. Au revoir et infiniment merci L. Merci d’être humain. Merci d’être d’abord oiseau et puis le vent. Le vieux vent Caraïbes.

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