J’ai honte de ma cuisine

Article : J’ai honte de ma cuisine
Crédit: Iwaria
26 mai 2023

J’ai honte de ma cuisine

Il fait tellement chaud ce soir à Port-au-Prince. J’avance le rideau de ma fenêtre, une lune brillante éclaire ma chambre. C’est la première fois que la lune me paraît aussi lumineuse. La chaleur m’étouffe. Mes deux petites fenêtres ouvrent grands leurs bras pour me rafraîchir.

Pas de vent, ce soir. Même pas un souffle. Pourtant, par la fenêtre qui donne sur la ville, je peux voir la mer. Une mer calme et triste. La ville est un peu silencieuse ce soir. J’entends à bas bruit les hauts-parleurs de mes voisines qui écoutent quelques morceaux du phénoménal album « Las » de Zafèm. Dans le Port-au-Prince des chefs de gangs, ces chansons semblent annoncer quelque chose de positif. Cette musique nous donne un brin d’espoir. Elle nous rappelle qu’on est vivants.

Crédit photo : Manmie Tatie

Manger est un art, cuisiner aussi

J’ai faim mais je n’ai plus d’appétit pour le spaghetti qui est sur mon réchaud. Il est rare que je cuisine un spaghetti aussi dégueulasse. J’ai mis du hot dog, du hareng saur, du beurre et des épices pourtant. J’ai failli régurgiter la première bouchée mais comme il n’y avait pas d’autres options, je l’ai mangée quand même. Manger est un art, l’un de mes arts préférés. J’essaie d’être un bon cuisinier depuis des années mais ça ne marche pas souvent. Il me manque la patience. Parfois c’est pas assez « relevé », comme qui dirait sans âme, parfois c’est assaisonné, trop fort. Un jour le plat est trop épicé, un autre jour il est trop fade. À dire vrai, chers lecteurs, chères lectrices, certaines fois je passe pour un chef cuisinier. Je suis parfois arrogant pour un nullard. Surtout quand j’ai fait un grand coup.

Le mois dernier, j’ai cuisiné un plat succulent pour mes amis Wood Kendy et Julie. C’était du riz aux haricots avec du gombo et de la morue. J’ai mis du curcuma. Ils m’avaient félicité. Quand on me félicite pour un bon plat, j’ai toujours l’impression que je serai écrivain (rires). Un bon écrivain haïtien doit savoir cuisiner. Regarde mon ami qui a écrit « Les brasseurs de la ville », il cuisine bien et adore ça. Il peut laisser son roman en cours pour préparer un plat fumant pour ses amis écrivains. C’est Dany Laferrière qui a dit qu’on parle beaucoup de la nourriture dans les romans haïtiens. Ça va jusque dans la Constitution de la République.

« Le mois dernier, j’ai cuisiné un plat succulent pour mes amis Wood Kendy et Julie. Ils m’avaient félicité. Quand on me félicite pour un bon plat, j’ai toujours l’impression que je serai écrivain. »

« Les garçons qui traînent entre les réchauds finissent masisi »

Ce n’est pas de ma faute si je ne sais pas cuisiner. Hélas. Cela remonte à mon enfance aux Gonaïves, chef-lieu du département de l’Artibonite. Marise, ma grande cousine m’interdisait d’entrer dans la cuisine. « Les garçons ne doivent pas entrer dans la cuisine. Tu seras un garçon radin avec les femmes« , me disait-elle. Pour elle, les garçons qui traînent entre les réchauds et la vaisselle finissent masisi (homosexuels). La cuisine, c’est le royaume des filles. Les garçons peuvent s’occuper d’autres tâches ménagères comme puiser de l’eau, nettoyer les latrines, etc. Beaucoup de jeunes qui ont grandi en province sont dans la même situation que moi. Ah ! Nos chères familles traditionnelles. Le pire dans mon cas, c’est que ma mère a trois fils. Aucun de nous ne sait cuisiner. Je suis un débutant, nettement plus intéressant que mes deux frères, Nicolson et Roldy.

Femme en train de cuisiner. Crédit : Iwaria

J’aime beaucoup la cuisine. C’est un art qui me fascine. C’est Christian Bobin qui a dit que manger est une fête. J’aime manger. J’aime manger tout le temps. Quand je suis triste. Quand je suis joyeux. Quand il y a là, au fond de mon cœur, un chagrin d’amour. Quand je suis malade, je mange beaucoup plus que d’habitude. Quelle que soit la maladie.

Drame à Port-au-Prince

J’ai hâte de savoir cuisiner. Pour plusieurs raisons. Premièrement, les femmes haïtiennes préfèrent de loin les hommes qui savent cuisiner. Ça les fascine. La cuisine est une arme de séduction à Port-au-Prince (rires). Expérience vécue. J’ai rencontré D dans un restaurant à Delmas 54. D est une belle femme d’Haïti. Elle étudie le droit. Très brillante. J’ai une sérieuse faiblesse pour les femmes qui lisent. Deux semaines après, je lui envoie des poèmes, des cartes, et des livres. D est très élégante. Elle m’a donné une fleur pour me remercier. À 26 ans, c’était la première fois qu’une femme m’avait donné une fleur. J’étais séduit. D a pris ma tête. Un vendredi de septembre. Elle m’a dit : « Mon ex-copain savait cuisiner pour moi. Il me gâtait. Je rêve encore de ses plats. Tu dois savoir cuisiner toi aussi, j’espère« .

Quelques semaines plus tard, je cuisine pour D chez moi. Je ne veux pas mentionner le plat, pardon. Drame à Port-au-Prince. D n’a pas aimé. Elle a goûté à peine. Du bout des lèvres. C’était trop salé. Il semblerait. Je n’ai jamais revu D. J’ai l’impression que D est retournée dans la vie de son petit ami. Je veux savoir cuisiner pour briser la norme de ma famille. Je suis de la génération de l’égalité. Croyez moi, je ne suis pas ivre de bière : il n’y a aucun homme à savoir cuisiner dans ma famille. Du plus petit au plus grand. Et c’est un véritable complexe d’infériorité.

« Je veux savoir cuisiner pour briser la norme de ma famille. Je suis de la génération de l’égalité. »

Pour qu’aux Gonaïves, cuisiner soit aussi un art masculin

Mais quand la chance me sourit, je me vante. C’est comme écrire un bon roman, un beau poème. J’envie de faire goûter le plat à mes amis, aux collègues journalistes, et les prendre à témoin. « Tu vois comme cette cuisse de poulet est tendre ? Comme ce riz est cuit à point ? Et la sauce, n’est-ce pas délicieux, dis ? C’est moi qui l’ai préparée. Je suis un grand petit cuisinier« .

Photo crédit manmieettatie.com

Oups ! J’écris trop, là. Quand j’écris trop, je tombe vite de faim. L’écriture est un exercice de sport, c’est ma mère qui m’a appris cela. Je dois encore prendre quelques bouchées de mon spaghetti ce soir. Mais c’est répugnant. J’ai honte d’être nul en cuisine. Il faut un plaidoyer pour que, aux Gonaïves, ma ville d’enfance, que les petits garçons aient accès à la cuisine.

La clarté de la lune est toujours là dans ma chambre. La chaleur aussi. Le vent m’arrive timidement maintenant. Par à-coups. Je vais écouter un morceau de Zèklè (Pito n pa t zanmi). Je vais manger quand même le reste de mon spaghetti. La vie est chère à Port-au-Prince. On ne doit pas gaspiller ce que le Bon Dieu nous met sous la dent, faut se résigner à manger. Malgré tout.

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Commentaires

Hémie
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Très joli chronique M.Ricot

Patrick Céphacile
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Le texte est savoureux...

Matthnaï MUSAC
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J'ai aimé ! ☺️🔥

Lentiny
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Holala j' adore ton texte. Félicitations!

N.
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En fait je sais pourquoi j'aime la littérature haitienne et tout ce qui en découle, cela te donne un envie d'aimer Haiti, même la misère est moins pénible en lisant. J'ai adoré revivre Haiti. De loin. Malgré tou.