Ma bibliothèque change des vies  

Article : Ma bibliothèque change des vies  
Crédit: Caleçon rouge
1 avril 2023

Ma bibliothèque change des vies  

Lorsque je suis arrivé au quartier de Delmas 60, en Haïti, en septembre 2020, il n’y avait pas de bibliothèque. C’était en pleine pandémie. Le temps était à l’incertitude, au chaos. Tout pour la survie et contre la Covid-19. Le rêve était suspect, interdit. Mais je serais passé pour un insensible à la culture si j’avais rechigné à accéder à un temple du savoir…

Les nouvelles n’étaient pas bonnes. On était comme perdus au fin fond d’un labyrinthe. Les jeunes, livrés à eux-mêmes. Ils avaient pourtant accès aux jeux de hasard, aux dominos, aux cartes. Et les journées de confinement passaient à se raconter des blagues, assis sur un muret. Pas de bibliothèque, donc pas de lecture et pas de livres. Journaliste culturel au quotidien Le Nouvelliste et avide de lecture, j’avais la sensation qu’une bibliothèque manquait cruellement au quartier.  Durant les mois qui ont suivi mon installation, une peine démesurée me rongeait de l’intérieur. Elle était visible dans mon regard. Dans mes gestes, et parfois dans mon silence.  

Offrir le trésor de la lecture

Je lisais seul dans ma chambre. Sans personne pour discuter de mes lectures. C’était un problème majeur. J’étais atteint de la maladie du lecteur solitaire. Je me mettais à parler à moi-même. À lire à haute voix pour attirer l’attention d’un voisin. À traîner mes bouquins partout avec moi, à les mettre bien en évidence sous mon aisselle dans l’espoir que quelqu’un les remarque. Je me demandais à chaque tic-tac du temps comment passer les livres aux jeunes désœuvrés du quartier. C’était une urgence pendant le confinement. Urgence et opportunité de faire découvrir aux jeunes les trésors cachés dans les livres. En fait, il suffisait de les ouvrir.  

« Je me demandais à chaque tic-tac du temps comment passer les livres aux jeunes désœuvrés du quartier. C’était une urgence pendant le confinement. »

Dans ce minuscule appartement où je vis, je possède depuis quelques années presque tous les livres des grands noms de la littérature grâce à Livres Solidaires Haïti, une librairie sociale de Pétion-Ville qui vend des livres presque neufs pour une pitance. Chez moi, il y a des livres partout : dans la cuisine, sur le lit, sur ma table, dans la douche et même parfois sur les étagères où je dépose les ustensiles de cuisine. C’est mon seul trésor, mon seul luxe. Comment l’offrir à mes voisins ? Comment faire l’éloge de l’imaginaire dans ce quartier populaire de Delmas ? Cette question m’habitait.

Invitation aux rêves  

Après quelques mois d’hésitations, je finis par inviter quelques jeunes chez moi. Oui, comme on invite quelqu’un à une fête. Avec beaucoup de politesse et d’enthousiasme. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ils étaient au nombre de trois : Wood-Kendy, Doundy et Richard. Quand ils sont arrivés à la maison, j’ai leur ai offert des livres de littérature jeunesse en guise de café et j’ai mis toute ma bibliothèque personnelle sur la table de notre amitié. Nous avons goûté là un moment inoubliable. Nous avons remis ça.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre dans la zone. Ma bibliothèque personnelle est devenue une bibliothèque publique. Depuis, sur mon lit ou à même le sol, mon appartement est bondé de jeunes. Certains n’ont jamais passé le cap du premier chapitre, mais je me réjouis aujourd’hui d’avoir plusieurs initiés avec qui je peux m’amuser à recréer les personnages qui m’enchantent. Et, cerise sur le gâteau, on discute de presque tout : politique, écologie, migration, urbanisation, droits humains, journalisme…

Pixabay

Une bibliothèque pour changer la vision de la communauté  

Désormais, dans ma bibliothèque, il y a des services de prêts, des demandes d’acquisition, etc. On y trouve bien entendu un peu de tous les écrivains : d’Ernesto Sabato à José Saramago, en passant par Lyonel Trouillot, Yanick Lahens, ou encore Albert Camus. Nous possédons tous les Gabriel Garcia Marquez et tous les Romain Gary. C’est notre plus grande fierté : ces deux écrivains ont nourri notre imaginaire. On a passé des heures à discuter autour de « L’amour au temps du choléra », un chef-d’œuvre de la littérature mondiale. Ils ont beaucoup aimé « La promesse de l’aube » aussi. 

Grâce à cette initiative, je suis devenu une figure emblématique de la zone. Comme quoi le métier d’influenceur n’est pas né avec les réseaux sociaux ! Une bibliothèque est une plateforme aussi valable que Facebook. Parfois, je passe des heures et des heures à discuter des livres avec mes lecteurs. Ce sont majoritairement des écoliers, des étudiants et des comédiens. Ces jeunes rêvent de devenir écrivain, avocat ou journaliste. Ils écrivent déjà de petites chroniques, des poèmes et des lettres d’amour imaginaires. Wood-Kendy s’est fait comédien par amour pour Beckett et Ionesco, Emilie Marcelin est féministe et coordonne les activités de l’organisation Bra Fanm, et Doundy n’a pas fini de converser avec les livres. Elle parle à haute voix tout en lisant, comme un fan de foot qui crie aux joueurs derrière l’écran de sa télé. C’est toujours avec beaucoup d’enthousiasme que nous recevons chaque semaine un nouveau membre. C’est gratuit. Il suffit de lire, de feuilleter les pages, de questionner le monde qui nous entoure…  

« Je suis heureux comme Ulysse d’avoir contribué au changement de la vision des jeunes de mon petit quartier, grâce aux livres. »

Les livres sont des lumières. Ils peuvent changer des vies. Ils peuvent nous aider à réfléchir et à comprendre notre rôle ici-bas. Ma bibliothèque est un refuge idéal pour lire, rêver et voyager à travers le monde. Je suis heureux comme Ulysse d’avoir contribué au changement de la vision des jeunes de mon petit quartier, grâce aux livres.

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