Vers le Sud de Port-au-Prince

Article : Vers le Sud de Port-au-Prince
Crédit: Lesly Dorcin
25 juillet 2023

Vers le Sud de Port-au-Prince

Entre la peur et le désespoir, les habitants et les commerçants de la commune de Carrefour résistent aux multiples crises que traversent cette commune depuis le début de la guerre des gangs à l’entrée du Sud de Port-au-Prince en juin 2021. Ils espèrent se rapprocher de Port-au-Prince pour “un retour à la normale”.

“La vie est maigre ce matin” se plaint le chauffeur du minibus gris qui nous transporte à Carrefour au bandit armé de Martissant qui tend sa main pour réclamer les frais de droit de passage. Quand on traverse l’entrée Sud de Port-au-Prince il faut payer les bandits armés si vous ne voulez pas provoquer votre propre disparition. Les bandits, ils s’énervent vite et peuvent vous tuer l’espace d’un cillement. La mort, pour eux, est une indifférence . 

 Le chauffeur lâche quelques billets de gourdes avec désolation dans la main droite du bandit. Silence. Le chauffeur soupire. Sa tête est chauve comme les mornes d’Haïti. Il a l’air troublé. Au milieu d’une pile d’immondices à hauteur d’homme, il conduit avec application. Une grande mare d’eau fétide l’empêche de filer à vive allure sur cette route de malheur. Dans ce quartier du Sud de Port-au-Prince, les maisons sont tristes comme la mort. Le vide est installé. 

Huit heures trente-trois. Mercredi 22 juillet 2023. Un soleil écrasant tape sur la tête des chrétiens vivants à Bizoton, le premier quartier que nous visitons à Carrefour. Le marché communal de la commune est bouillonnant de vie. Les brouhahas des marchands qui se chamaillent pour gagner plus d’espace sur le trottoir, l’embouteillage monstrueux, les klaxons ininterrompus des vieilles camionnettes, une musique compas directe à plein volume ; à Carrefour, plus de joie que de peine. Les marchands étalent les vivres alimentaires pêle-mêle sous une passerelle inachevée. Ce chantier est devenu un deuxième marché informel. Le trottoir est encombré, la route aussi. On ne peut circuler librement sans bousculer un chrétien vivant. Une marée humaine. Nous sommes à la saison des arbres véritable et des avocats. En nombre incalculable, les commerçantes alignent les fruits au bord de la route nationale. 

Nous avons rencontré Ketia dans le minibus gris. Nous descendons au marché de Bizoton avec elle. Vêtue d’une robe rouge à fleurs, elle fait à peine ses vingt-cinq ans. Marchande d’avocat, elle habite dans un quartier populaire de Delmas, tout prêt de la ville de Port-au-Prince. Ketia traverse la route de Martissant chaque trois jours pour acheter des avocats au marché de Bizoton pour revendre à Delmas. Traverser Martissant est pour elle un acte de résignation et une surprise incroyable pour son père. Quand elle passe, elle voit des hommes lourdement armés avec des armes de guerre. Le plus touchant, au milieu de ses armes, elle voit des enfants qui jouent, qui courent. 

 “Il faut parfois se résigner à la vie”, la phrase d’espérance de Ketia chaque fois qu’elle se met en route. Son père n’accepte pas sa décision, mais Ketia n’a pas d’autres choix. “Il faut quelque chose à se mettre sous la dent, sans ça on va crever de faim.” Depuis quelques mois, son patron a fermé le magasin de provision alimentaire où elle travaillait au cœur de Port-au-Prince. La cause ? L’insécurité. Évidemment.

“Je passe à Martissant avec le sentiment qu’un jour je mourrai sur la route. Un jour je peux ne pas rentrer chez moi. Je me résigne” dit Ketia, qui a vraiment l’air de prendre son courage à deux mains. Elle n’a peur de rien. La vie est une lutte qu’on affronte dès l’aube de notre vie. Comme la majorité des habitants du Grand Sud, elle accepte le vide, l’incertain. Quand on lui demande est-ce qu’elle espère un changement pour son pays, Ketia rit. Un rire sec et ironique. Un rire qui avoue dans sa tonalité que le changement n’est pas pour demain. 

“Je passe à Martissant avec le sentiment qu’un jour je mourrai sur la route. Un jour je peux ne pas rentrer chez moi. Je me résigne”

La réalité de la marchande où Ketia achète les avocats n’est pas différente. Elle lutte avec la vie pour survivre. Elle achète des avocats à la commune de Bainet pour les transporter à Bizoton. Quand les gangs s’affrontent à Martissant. Quand on tue à hauteur d’homme à Carrefour. La vente baisse à une vitesse inquiétante et les fruits pourrissent sur la pile de fatras d’à côté. Âgée de trente-deux ans, mère de deux filles, elle vit sans espoir d’une porte de sortie. “Je survis grâce à un peu d’intelligence. Avant la crise de Martissant je vivais paisiblement. Avec moins d’ennui. Maintenant, pas vraiment de vente. J’ai une dette à la banque que je n’arrive même pas à payer » dit Léonie qui est brusquement restée indifférente à nos questions. Comme pour dire : « Kite m an repo m ! jounalis » (Foutez-moi la paix journaliste !) 

Les avocats de la marchande de Ketia/ CP Lesly Dorcin

Une grande histoire d’amour avec Carrefour 

À Thor 10, au cœur de Carrefour, la ravine déborde. Une odeur âcre nous irrite la gorge. La poussière envahit nos narines. Thor 10 est moins paisible que Bizoton. Accolades, gestes fraternels. Malgré la courte distance entre Port-au-Prince et Carrefour, notre interlocuteur a quitté Port-au-Prince depuis 1996 et il n’est jamais revenu à Port-au-Prince.  Il se sent fier d’avouer son amour pour cette commune qu’il porte telle une étoile dans son cœur. Lui et Carrefour, c’est une longue histoire d’amour sincère. « Je travaillais pour un bureau de l’État. En 1996, j’ai abandonné mon job et je me suis réfugié ici. Je ne suis jamais allé à Port-au-Prince. La marine haïtienne, qui est à deux pas de chez moi, j’ai vu sa façade depuis 2009. J’avais le pressentiment que Port-au-Prince serait ainsi », nous raconte-t-il. 

Le chauffeur de taxi qui nous conduit à Mariani pointe son doigt devant lui et dit : « C’est ici qu’on a fusillé les gens dernièrement. La porte du bar est fermée. Il ne fonctionne plus. Ce jour-là, à la pointe du Thor 10 on a vu des hommes lourdement armés avec des voitures et des motos passer devant nous. Après quelques minutes nous avons entendu des tirs. C’est un souvenir inoubliable ». Il parle de la fusillade du 23 juin 2023 qui a fait quatre morts et plusieurs blessés à Carrefour.

Les ignames de Leonie / CP Lesly Dorcin

Carrefour, un marché à ciel ouvert  

De Thor 10 à Mariani, les trottoirs sont occupés. Les marchandes de  pèpè (friperie)  sont très visibles, à chaque recoin. Carrefour est devenu un lieu commercial. Nous sommes comme au milieu d’un marché. Les balcons, les terrasses, les galeries sont occupés avec des djanni. Devant chaque maison un business informel. « Depuis le blocage de Martissant, Carrefour est devenu beaucoup plus qu’un vaste marché à ciel ouvert », nous dit cet employé de la mairie. 

À Mariani tout a l’air normal. Malgré la boue, le cours d’eau sale, les détritus, les buggy. L’eau sale et les fatras empêchent les vivants de circuler librement. Ils les poussent dehors. Une dame avec une pile de melon devant elle attire nos regards. Les melons sont jolis. Ils nous disent « mange-moi. Mange-moi » Où avez-vous acheté ces melons Madame ? À l’Arcahaie, au Nord de Port-au-Prince, répond la dame. Ça alors ! Elle traverse plusieurs fiefs de gangs pour arriver jusqu’à Carrefour. Comment faites-vous ? « Vous devez me donner de l’argent pour les melons. Les journalistes vous posent des tas de questions sans rien acheter. Je paie plusieurs groupes de gangs pour y passer. Et alors ? » Elle ne veut pas répondre à nos questions. 

À Mariani 15 nous avons demandé au manager de New Lisa Beach de nous parler de la fréquentation de sa plage. « Avant la guerre des gangs, chaque week-end on était plein à craquer. Maintenant, à peine une dizaine de personnes par week-end. ». Il souhaite un retour à la normale au plus vite. 

La cour de Lisa Beach


 
 Si vous allez dans le grand Sud de Port-au-Prince. De Mariani à Gressier, ça prendra deux ou trois heures d’embouteillage. Un tractopelle travaille sur la route mais on ne peut rien espérer. Carrefour est encore alimenté en électricité. À chaque maison, une boutique. À part les routes, les immondices et la peur d’être envahi par les bandits de l’entrée Sud de Port-au-Prince, ça ne va pas plus mal. Il y a un peu de joie dans les sourires.

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